Un drame se produit dans la demeure familiale des Thrombey. Harlan Thrombey, patriarche et auteur à succès de romans policiers, est retrouvé un matin la gorge tranchée dans son bureau. Toute sa famille était présente pour sa soirée d’anniversaire, et il semblerait que tous aient au moins une bonne raison de le voir mort. Mais qui est passé à l’acte ? C’est au détective de renommée mondiale (et à l’accent plus qu’étrange) Benoît Blanc, interprété par Daniel Craig, qu’il revient de résoudre ce mystère.
Un film de genre maîtrisé et réussi
Comme le résumé laisse bien l’entendre, le film est un whodunnit (ou murder mystery). Le whodunnit, de l’anglais “who has done it” (à traduire par “qui a bien pu le faire”) est le genre chéri d’Agatha Christie où l’on suit un détective privé reconstituer les événements qui ont pu mener à un meurtre improbable, le coupable se trouvant généralement parmi une poignée de suspects cachant tous quelque chose.
Quiconque suit un peu la saga Star Wars n’a pas pu échapper au nom du réalisateur du huitième épisode (The Last Jedi), Rian Johnson. Ce dernier aime surprendre le spectateur en déjouant toutes ses attentes quant au film qu’il est en train de voir. Parfois cela me plaît (comme dans Looper), parfois cela ne me plaît pas du tout (comme dans The Last Jedi justement). Il était donc intéressant de voir ce qu’il allait proposer dans un film où les faux-semblants et autre retournements de situations sont au centre de l’intrigue.
Et pour le coup, le film brille par son mystère, pièce centrale dans tout whodunnit qui se respecte. Pour ne pas gâcher le plaisir, je ne dévoilerai rien de celle-ci dans cette partie de mon analyse, mais sachez tout de même que fausses pistes, retournements et traîtrises sont bien de la partie. La recette du genre est suivie au gramme dans l’écriture du mystère, et le résultat n’en est que plus appétissant.
Pour autant, tout n’est pas attendu ou déjà vu quand on regarde le film, et ce grâce à une brochette de personnages tous plus hauts en couleurs et farfelus les uns que les autres. En premier, on pense bien évidemment à Daniel Craig, qu’on adore suivre en Benoît Blanc, détective génial mais complètement tordu, dont une tirade sur les donuts me laisse encore souriant à ce jour. Benoît Blanc n’est pas le détective omniscient et au-dessus de la mêlée que l’on pourrait attendre d’un film du genre, mais aucun détail ou presque ne lui échappe. En face de lui, tous les acteurs se donnent à fond, entre une Toni Collette foldingue, une Jamie Lee Curtis au balai profondément enfoncé dans le cul et un Chris Evans aussi charmant qu’antipathique. Cela résulte en un film franchement drôle, et l’on se retrouvera à rire plusieurs fois devant l’absurdité des scènes, même si certains gags ne font pas mouche, et auraient peut-être mieux fait de rester dans La Cité de la Peur.
Le rythme du film, également, est source de nouveautés. On y suit principalement Marta, l’infirmière de Harlan Thrombey, qui se retrouve malgré elle acolyte de Benoît Blanc. Même s’il est classique de suivre dans un murder mystery l’acolyte du détective et non le détective directement, ce dernier reste quand même le moteur scénaristique de l’intrigue, et celle-ci avance grâce à lui. Ici, Benoît Blanc semble parfois être à la merci des événements comme tout autre personnage du film, ce qui est rafraîchissant sans enlever du sel du personnage.
En résumé, À Couteaux Tirés est un habile représentant du whodunnit, jonglant savamment entre respect du genre et détournement des codes. Je recommande sans retenue ! Maintenant, si vous n’avez pas vu le film, je vous conseille d’arrêter la lecture ici, la prochaine partie étalant au grand jour l’intrigue et les révélations.
Faux semblants, stratégie et jeu de go
Maintenant que l’on entre dans le domaine du divulgâchage, permettez-moi de vous faire part de l’une des petites réserves que j’avais lorsque le générique s’est mis à défiler (vous comprendrez vite pourquoi j’ai décidé de ne pas en parler plus tôt) : tout semblait presque trop facile. Dans un genre aussi codifié que le whodunnit, certaines choses sont attendues : on suit une ou plusieurs mauvaises pistes pendant le film (ou le livre), pour finalement et grâce au plus infime détail, sous le nez du spectateur (ou du lecteur) depuis le début, arriver à une conclusion satisfaisante.
Ici, la formule est à première vue respectée : on dévoile assez tôt dans le film la scène entière de la mort de Harlan Thrombey, en nous faisant croire que Marta a échangé les fioles, ce qu’elle n’a finalement pas fait. Thrombey lui-même trahit toutefois la supercherie en disant une phrase ressemblant à “donc ce que tu me dis, c’est que si quelqu’un cherchait à me tuer, tout ce qu’il aurait à faire serait d’échanger le contenu de ces deux fioles ?”. Au spectateur aguerri à l’exercice, cela ne peut signifier qu’une seule chose : c’est bien ce qui s’est passé, et donc le vrai responsable de la mort de Thrombey court toujours. Une bonne idée de mystère, bien amenée qui plus est.
Dès lors, on s’amuse à recenser les indices et événements qui n’ont toujours pas d’explication : les chiens qui crient à 3h du matin, l’absence du petit fils Ransom à l’enterrement, la dispute de ce dernier avec Harlan Thrombey, et une grand-mère qui en sait plus que ce que le monde peut croire. Tout semble donc pointer vers Ransom, coupable idéal. Et même pour le spectateur n’ayant pas de raison de douter de l’erreur de Marta, ces éléments sont tout de même là dans le film, et suffisent à jeter le doute sur Ransom avant le déroulement final. Je m’attendais donc naturellement à un retournement de situation final où l’on apprendrait qu’il était finalement innoncent, et que tous les indices pouvaient aussi s’appliquer à un autre suspect. Mais non, c’était bien le petit-fils ingrat le coupable, fin du spectacle, rideau.
Vous comprendrez que j’étais quelque peu chiffonné. Rian Johson, qui semble aimer par-dessus détourner les codes du genre, nous livre ici une partition tellement parfaite du mystère qu’elle ne surprend finalement pas. En réfléchissant de plus près pourtant, je pense que le film ne révèle pas tous ses mystères à une lecture de surface.
Tout d’abord, revenons sur Benoît Blanc quelques instants. Comme nous l’avons dit plus haut, ce dernier semble se laisser entraîner par les événements, allant jusqu’à croire à la culpabilité de Marta jusqu’aux tout derniers instants, ne comprenant toute l’histoire qu’à la lecture du rapport toxicologique. Il pique alors une crise de colère, montrant qu’il n’est finalement peut-être pas tellement plus au-dessus de la mêlée que les autres personnages. Enfin, un dernier aspect nous pousse à ne pas faire une confiance aveugle à Benoît Blanc : contrairement à pratiquement tous les tenants du genre, le spectateur en sait plus que l’enquêteur à tous les niveaux de l’enquête, grâce à la multitude de flashbacks. Là où un Hercule Poirot en sait toujours autant que le lecteur, voire plus grâce à sa capacité de déduction infaillible, Benoît Blanc est à la traîne par rapport à nous.
Comment accepter sans broncher le fait qu’il a résolu tout le mystère, et que l’intrigue n’a plus rien à nous apprendre ? Car si il y a bien un acteur quasi-omniscient et au-dessus de la mêlée dans le film, c’est le spectateur. Et je le rappelle, la quasi-omniscience et le désintérêt des moeurs des personnages sont les vertus cardinales de tout bon enquêteur de whodunnit.
Rian Johnson nous laisse donc les rênes de l’enquête, et nous fait confiance pour résoudre le mystère final. Mais quel mystère reste-t-il à résoudre ? A priori, tout ce que l’on a vu est factuel, pas de mensonge ou de tricherie de ce côté là : Ransom a bien tenté de tuer son grand-père, qui s’est ensuite tranché la gorge alors qu’il n’avait pas été empoisonné. Pour autant, je pense que les deux ont été savamment manipulés à se comporter de la sorte.
Pour cela, je tiens à revenir sur un aspect qui pourrait sembler mineur à première vue dans le film : le jeu de go. Le jeu de go est un signifiant des plus forts : au cinéma comme dans l’imagerie populaire, le jeu de go est le jeu de stratégie par excellence, plus encore que les échecs. Un personnage montré comme un joueur hors pair est ainsi forcément un fin stratège ayant toujours trois coups d’avance sur tout le monde. Or, trois personnages sont présentés comme des joueurs de go : Harlan Thrombey, Ransom et Marta. Harlan et Ransom correspondent bien à l’archétype du joueur de go, manipulant leur entourage afin de forcer le destin. En effet, on pense immédiatement au plan de meurtre de Ransom, mais Harlan n’est pas en reste lorsqu’il imagine tout un stratagème pour innocenter Marta. Cette dernière, de son côté, semble subir tous les événements du film sans avoir jamais aucune maîtrise de la situation. Pourtant, elle est présentée comme la plus redoutable des trois lorsqu’il s’agit du jeu de go ! Quelque chose ne colle donc pas. Si l’on fait attention à la raison donnée quant à sa supériorité, elle dit clairement à Harlan qu’elle gagne car contrairement à lui, elle ne cherche pas à piéger son adversaire mais à créer des jolis motifs. Là où lui et son petit-fils essaient de se battre avec le destin pour le plier à leur volonté, elle s’appuie sur l’harmonie naturelle pour parvenir à ses fins.
Dès lors, Marta n’apparaît plus comme une victime du sort récompensée à la fin par sa bonté naturelle, mais comme une marionnettiste diabolique cherchant à mettre la main sur l’héritage du vieux Thrombey, et ce le plus vite possible. Plusieurs détails nous confirment cette vision des faits : tout d’abord, Thrombey dit très clairement qu’il a eu l’idée de déshériter toute sa famille grâce à Martha, celle-ci pensant qu’il fallait qu’ils apprennent à se débrouiller par eux-mêmes. De plus, le dernier plan du film présente une Marta sur son balcon face à une famille démunie, souriante et les dominant totalement. Elle commencerait à leur faire des doigts d’honneur que ça n’aurait pas détonné ! La logique de son plan apparaît : Marta a manipulé Thrombey pour qu’il lui lègue tout, et si peut-être ne s’attendait-elle pas à ce que Ransom tente de tuer son grand-père, elle aura profité de l’harmonie du destin pour avancer son plan.
En conclusion, Rian Johnson nous livre ici un film à tiroirs, où le plus grand mystère est laissé au public. Et que c’est amusant de chercher à le résoudre ! Chapeau l’artiste.