Affiche de Color out of Space

La famille Gardner s’installe à la campagne, dans l’ancienne ferme du père de Nathan. Alors que la famille commence tout juste à se faire à sa nouvelle vie loin de la ville, une météorite s’écrase dans le jardin. Celle-ci émet une couleur qui ne ressemble à rien de terrestre, et va perturber toute forme de vie aux alentours, y compris la gentille famille Gardner…

Color Out of Space est l’adaptation d’une des nouvelles de H.P. Lovecraft, connu notamment pour sa série d’histoires tournant autour du mythe de Cthulhu, une divinité cosmique au visage tentaculaire échouée sur terre. Cette œuvre a totalement infusé la pop-culture, à tel point qu’il n’est pas rare d’entendre le nom de l’auteur être employé en tant qu’adjectif : on parlera volontiers d’horreur “lovecraftienne”. Mais je pense qu’on la réduit souvent à une esthétique particulière, là où il y a un réel fond dans les mécanismes horrifiques utilisés.

Par exemple un tweet critiquait au moment de la sortie du film la palette choisie, pleine de mauves et violets fluorescents, stipulant que la “vraie” horreur lovecraftienne est avant tout gothique et à base de gris verdâtre, pour rappeler l’humidité putride des fonds océaniques. Cette critique est-elle valide, et peut-on dire plus généralement que Color Out of Space réussit à être une œuvre lovecraftienne ?

Un style souvent rattaché à son esthétique

Essayons tout d’abord de comprendre d’où vient cette obsession du “gris verdâtre” vis à vis de Lovecraft. Cette imagerie est à la base des nouvelles les plus populaires de l’auteur, celles impliquant l’ancien dieu Cthulhu. Celui-ci repose dans la cité sous-marine de R’lyeh quelque part dans le Pacifique, et est inspiré de créatures aquatiques comme le Kraken et Dagon, un dieu poisson philistin. La nouvelle Le Cauchemar d’Innsmouth présente en outre une ville côtière peuplée d’êtres hybrides et difformes, à mi-chemin entre l’homme et le crapaud.

C’est cette esthétique qui a été apposée à l’horreur lovecraftienne dans la pop-culture, et qui en est presque synonyme aujourd’hui (en plus de cette petite saveur rétro des années 30). Pourtant, ce n’est pas le seul théâtre des différentes nouvelles et romans de Lovecraft, et beaucoup de ses histoires se passent au Moyen-Orient par exemple, dans une ambiance sèche et exotique, sans rien perdre de leur cachet lovecraftien.

Dès lors, on ne peut reprocher à Color Out of Space de s’éloigner de ce style visuel. Le gothique rétro des années 30 s’est en effet transformé en maison de campagne de bobo-citadin, et le vert grisâtre a laissé place au mauve néon bien plus dans l’air du temps. Mais peut-on le lui reprocher ? L’aspect purement chromatique est par exemple une vraie réussite du film : je pense en effet que choisir l’aspect “Lovecraft” de base aurait été une solution de facilité et le signe d’une paresse intellectuelle. La palette choisie est en effet bien plus signifiante, et va au-delà d’un but purement esthétique. La Couleur du film provient en effet des confins de l’espace, et ce mauve néon m’a rappelé les photos de la NASA prises à partir de télescopes spatiaux (pensez aux Piliers de la Création par exemple). Ce rappel aux confins de l’espace est donc totalement justifié, et cohérent de bout en bout avec l’esthétique générale. Un bon point pour le film donc. Pour autant, réussit-il à être une œuvre réellement “lovecraftienne” ?

Si avec ça je gagne pas le trophée du jardin fleuri de Maisons-Alfort 2020, je sais pas ce qu’il leur faut…

Si avec ça je gagne pas le trophée du jardin fleuri de Maisons-Alfort 2020, je sais pas ce qu’il leur faut…

Les fondements de l’horreur lovecraftienne, et l’inhérente difficulté à l’adapter

Quel est donc le fondement de l’horreur lovecraftienne, son essence à capturer pour vraiment créer une œuvre en comprenant la mécanique plutôt que l’esthétique ? En deux mots, je dirais que ce style repose sur un certain “sublime cosmique”. “Sublime” est ici à prendre dans sa définition provenant de la philosophie de l’esthétique1, à savoir quelque chose de si impressionnant par ses proportions et sa puissance qu’une contemplation ne peut susciter en nous que la certitude de notre propre finitude. Cette certitude peut alors être source de calme résolu, mais aussi d’indicible horreur (je vous laisse deviner vers quel type penche Lovecraft).

Les personnages de Lovecraft se retrouvent souvent face à des êtres aux proportions si énormes et aux perspectives si étrangères qu’ils sont dans l’incapacité de les décrire, allant même parfois jusqu’à sombrer totalement dans la folie (comme c’est le cas pour quiconque pose les yeux sur Cthulhu). On retrouve cet élément dans la nouvelle The Color out of Space, dans laquelle la Couleur est justement décrite comme en dehors du spectre visible, et différente de tout ce qui peut exister sur terre.

Nous tombons là sur le vrai nœud du problème : s’il est plutôt facile de ne pas décrire quelque chose dans un livre, en ayant recours à des analogies où des réactions de personnages, c’est beaucoup plus dur à faire en film. C’est pourquoi, la Couleur “qui ne peut être décrite” se retrouve à être du mauve néon, ce qui n’est pas un mauvais choix comme nous l’avons vu, mais qui reste incapable de transmettre le sentiment de quelque chose d’indescriptible.

Une solution pourrait être le recours au hors-champ, qui permet au réalisateur de montrer des personnages réagir à des choses que l’on ne peut décrire. C’est d’ailleurs la solution choisie par Susanne Bier dans Bird Box (2018), dans laquelle des monstres poussent des gens au suicide s’ils ont le malheur de poser leurs yeux sur eux. On ne voit pas les monstres de tout le film, et le spectateur devra se contenter de contre-champs sur des personnages devenant fous. Si l’intention est louable, je pense que le résultat produit est presque à l’opposé de ce que l’on peut ressentir en lisant un livre de Lovecraft : l’horreur de quelque chose qu’on essaierait d’imaginer en vain est remplacée par une frustration, le film ayant l’air de botter en touche le point de loin le plus intéressant pour le spectateur.

Il est un nom que j’ai soigneusement évité de prononcer jusqu’à maintenant, mais qu’il me semble crucial de citer ici : John Carpenter. C’est peut-être le seul réalisateur ayant réussi le tour de force consistant à me faire ressentir cette horreur cosmique sur grand écran. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Color Out of Space cite littéralement The Thing à un moment clé de l’intrigue ! Dans ce film de 1982, une Chose venue d’ailleurs s’échoue dans une base scientifique de l’Antarctique et c’est aux scientifiques présents de s’assurer qu’elle ne s’échappera pas de la base. Seul problème, cette Chose est capable de prendre l’apparence de n’importe quel être vivant…

Dans ce chef d’oeuvre, Carpenter parvient à nous faire ressentir l’horreur cosmique sans jamais utiliser le hors champ ou l’obscurité : allant à l’encontre des demandes de ses producteurs, le film se paie le luxe de nous présenter le monstre sous toutes ses coutures et en pleine lumière, chose inhabituelle à l’époque. Nuançons toutefois cette affirmation : nous ne voyons jamais le monstre sous sa forme propre et ne l’apercevons que sous sa forme “parasitique”, ou entre deux transformations. À travers le design même de l’extra-terrestre, le spectateur entrevoit donc la manière dont une autre forme de vie nous perçoit, et les corps déformés et absurdités anatomiques deviennent autant de portes vers le cœur de l’horreur lovecraftienne. En effet, si les représentations de la Chose sont si grotesques, c’est qu’elle imite sans comprendre : dès lors, si elle est incapable de nous comprendre, comment pouvons-nous à notre tour la cerner ?

Si la citation de The Thing dans Color Out of Space est à propos et plutôt réussie, c’est malheureusement la seule fois où le film touche du doigt cette horreur cosmique. Le reste du film, bien qu’agréable à regarder et plutôt léché, ne parvient pas à susciter de vertige chez le spectateur, la faute, peut-être, à une progression trop rapide de l’intrigue (les événements du film se produisent en deux jours, loin d’une lente spirale vers la folie) ou à des acteurs parfois à la limite du cabotinage, comme Nicolas Cage qui semble vouloir imiter Trump lorsqu’il s’énerve.

Somme toute, je recommanderais le film pour un bon moment de détente avec des potes et du pop-corn, mais pour de l’horreur lovecraftienne, je ne peux que vous recommander de passer votre chemin pour plutôt vous arrêter du côté de Big John et vous mater The Thing, Le Prince des Ténèbres ou encore L’Antre de la folie


  1. Il est bien loin le temps où on trouvait des dessins de lances-roquettes et d’immeubles qui explosent dans ce blog… ↩︎